A l’époque des premières images faites par Fortier dans la région vers 1900, la Guinée française était une colonie récemment créée, puisque son autonomie administrative par rapport au Sénégal remonte à 189041. Le territoire s’est appelé Rivières du Sud jusqu’en 1893, en référence aux différents cours d’eau et estuaires qui jalonnent son littoral et qui, permettant le passage de petites embarcations, servaient de route de pénétration aux commerçants européens qui y arrivaient par voie maritime. Jusqu’aux années 1880, ces incursions n’ont pas dépassé la plaine côtière et tout l’intérieur, d’où provenaient les produits qui intéressaient les Français, était sous domination africaine. À l’origine, les principales routes commerciales des régions qui allaient constituer la colonie de la Guinée française (aujourd’hui République de Guinée ou Guinée-Conakry) fonctionnaient dans la direction nord-sud, unissant les peuples de la vallée du fleuve Niger aux populations des forêts. Le principal produit provenant du nord était le sel gemme du Sahara, tandis que le sud fournissait les noix de kola, largement consommées dans toute l’Afrique de l’Ouest en raison de leurs propriétés stimulantes et également utilisées dans les échanges qui imprègnent encore aujourd’hui les relations sociales. Ce réseau commercial qui s’étendait sur des milliers de kilomètres et bénéficiait de la complémentarité écologique des régions était parcouru par des colporteurs et des caravanes de porteurs appelés dioulas.
Les routes est-ouest, qui acheminaient les produits de l’intérieur pour les échanger avec les européens établis dans les régions côtières, étaient secondaires jusqu’au début du cycle du caoutchouc42, dans les années 1870. La valeur du kilo de caoutchouc était suffisamment élevée pour compenser le coût du transport par les caravanes venant des zones les plus productives de l’est. En 1890, ce produit composait 62% du panier d’importation de la colonie et, jusqu’à la crise de 1913, c’était la monoculture caractéristique de la région43.
En 1899, lors de la partition du Soudan français, une vaste zone située sur la rive droite du fleuve Niger a été annexée à la Guinée44. La consolidation géographique définitive de la colonie n’a eu lieu qu’en 1904, lors de l’incorporation des Îles de Los, très proches de la capitale Conakry, reçues par suite d’un accord avec la Grande Bretagne.
C’est peut-être à cause de ces différentes configurations et dénominations qui se sont succédé à l’époque où Fortier a commencé à photographier en Guinée que les premières images de la région qu’il a éditées en format carte postale ont été identifiées comme étant le Sénégal, le Sénégal-Guinée ou même le Soudan. Par la suite, Guinée française est devenu la norme en matière de légendes.
Le mont Kakoulima, de 1.003 m. d’altitude, sur la gauche dans les photographies ci-dessus, est un accident géographique majeur qui sépare les régions côtières de la Guinée-Conakry du massif montagneux du Fouta Djalon à l’est. A ses pieds se trouve la ville de Dubréka. Ces images semblent faire partie du premier groupe de documents réalisés par le photographe dans ce qui était alors la Guinée française, et qui sont antérieurs à l’année 1900. Dubréka où se trouvaient des établissements français, est devenue un centre commercial important avant la prédominance définitive de la capitale Conakry, située à 30 kilomètres de là. Sur la première carte postale nous voyons les détails de l’architecture de la population soussou, avec ses maisons arrondies en argile aux vérandas coiffées par un toit de paille. Au milieu des maisons, sur la gauche, il y a une construction de style européen.
La seconde image, faite au même endroit, mais identifiée au Soudan, enregistre l’arrivée d’une caravane, probablement dans un établissement commercial français. Odile Goerg explique : L’arrivage des produits de l’intérieur à la côte s’effectuait soit par le biais d’un réseau complexe, contrôlé par les colporteurs – il n’y avait pas d’Européens dans l’intérieur –, soit par un système de relais impliquant l’existence de marchés de contact. Ceci se faisait par caravanes, forme obligatoire de déplacement en réponse à l’insécurité des routes. La composition des caravanes était variable : villageois se rendant vers la côte pendant la saison sèche, esclaves employés comme porteurs par leurs maîtres ou encore dioula regroupés. Les caravanes suivaient des routes connues, jalonnées par des étapes où elles trouvaient gîte et nourriture. Elles étaient accompagnées parfois d’un musicien, le plus souvent un tambour, chargé de maintenir le rythme, et de femmes pourvues des ustensiles nécessaires à la préparation des repas45.
CONAKRY
Les deux images ci-dessus, documentant apparemment le même événement, sont antérieures à 1900, et dans le coin inférieur droit nous pouvons identifier la marque EF qui indique cette datation. La cérémonie dirigée par le chef religieux, l’Almamy, célèbre la fin du mois de Ramadan du calendrier musulman. La Korité (dénomination que reçoit l’Aïd al-Fitr en Afrique de l’Ouest) est une date festive car elle clôt le jeûne imposé aux croyants pendant le Ramadan. Selon Philippe David nous voyons sur ces images l’Almamy Mori Sékou, qui a présidé à la prière dans la cour de sa résidence à Conakry46.
Sur la première photographie, des cannes et des chapeaux de style occidental, inadaptés aux mouvements requis dans les prières islamiques, sont déposés près du muret de l’édifice. Dans la seconde image, notre attention est attirée par les hommes de la seconde rangée, avec des vêtements indiquant une condition sociale inférieure à celle des autres. Un signe de leur manque de ressources matérielles est la palme utilisée par l’un d’eux en guise de tapis de prière tandis que trois autres, au début de la rangée, se regroupent sur ce qui semble être une pièce de cuir.
La ville coloniale de Conakry, comme Dakar, a été érigée sur la pointe d’une péninsule et s’est superposée aux petits villages africains préexistants47. Jusqu’aux années 1880, le contrôle de la côte atlantique, entre ce qui était la colonie de la Guinée portugaise (aujourd’hui République de la Guinée Bissau) et la Sierra Leone (à l’époque possession coloniale de la Couronne britannique), était l’objet d’une dispute entre Français, Anglais et Allemands. Des maisons de commerce des trois pays étaient établies sur le littoral et sur les rives des fleuves qui débouchent dans l’Atlantique. Grâce aux traités conclus en 1882 et 1889 avec la Grande-Bretagne et en 1885 avec l’Allemagne, la France est devenue la puissance européenne qui a dominé la région. Le grand défi pour les Français était d’assurer le parcours des caravanes qui apportaient de l’intérieur le caoutchouc, un lucratif produit d’exportation, jusqu’à la zone côtière sous leur contrôle. Les itinéraires traditionnels qui partaient des régions d’extraction du latex, lorsqu’ils se dirigeaient vers le sud, atteignaient la côte à la hauteur de Freetown, en Sierra Leone anglaise. L’origine de la plupart des articles européens utilisés lors des échanges contre du caoutchouc était également anglaise. Le détournement de ce flux commercial vers la sphère française a été la principale motivation de l’administration au début de la période coloniale qui a commencé officiellement en 1890.
A partir de 1880, par des traités avec les autorités africaines locales et en 1887 par l’annexion, les Français ont pris possession de la péninsule de Toumbo, où se trouvait un village du nom de Conakry. Ce site stratégique, qui permettait le creusement d’un port pour recevoir des bateaux à vapeur et faire concurrence à Freetown, avait été choisi par les Français pour devenir le siège administratif et la capitale commerciale de la nouvelle colonie. Bien qu’il y ait eu, outre Conakry, trois autres villages dans la presqu’île, en 1890 les Français ont élaboré un plan d’urbanisme pour le site, avec des rues se coupant à angle droit, sans tenir compte des constructions africaines. La ville a été divisée en lots, qui pouvaient leur être destinés pour être utilisés et achetés par la suite. Un grand nombre de commerçants, tant Européens que Sierra Léonais, Sénégalais et Syro-Libanais, parmi d’autres, se sont portés candidats à l’acquisition des terrains.
Les quatre images ci-dessus représentent Conakry vers 1900. Dans la première nous voyons l’embarcadère, pas encore préparé pour recevoir des bateaux à vapeur, et où se trouvent à quai des voiliers qui ont probablement desservi les maisons de commerce installées dans la ville. Le port était relié au centre de la ville par des voies étroites de type Decauville, sur lesquelles circulaient de petits wagons poussés par la main-d’œuvre africaine, comme le montre la deuxième carte postale48. Les principaux entrepôts et magasins ont été construits sur une des nouvelles avenues, qui apparaît dans la troisième des photographies. Le pavage n’a pas encore été fait, mais on peut voir deux lampadaires à pétrole. L’architecture des maisons est de style colonial, avec l’établissement commercial au niveau de la rue et le logement des employés à l’étage avec une loggia. C’est probablement à partir de la rambarde de ces maisons que Fortier a enregistré cette scène. Sur la dernière image, photographiée d’en haut, un panorama d’une partie de la ville. La végétation locale domine la scène, mais dans le coin inférieur gauche nous pouvons voir les manguiers plantés de manière ordonnée au long des rues, suivant le plan imposé par les Français à ce lieu. La plupart des terrains sont encore vacants mais dans les années suivantes la ville deviendra de plus en plus importante et peuplée. Au tournant du XIXe au XXe siècle Conakry canalisait déjà 90% du commerce extérieur de la colonie, au détriment de Freetown49.
NOTES
41 Pour la colonie de la Guinée française de la période abordée ici (entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle) voir GOERG, O., Commerce et Colonisation en Guinée (1850-1913), Paris, L’Harmattan, 1986.
42 Le latex produit dans la région provenait d’une liane de l’espèce Landolphia Heudelotii du genre landolphia.
43 Selon GOERG, 1986, p. 109: “Ce nouveau cycle commercial débutait avec deux handicaps: qualité médiocre par rapport au latex extrait des hévéas et productivité faible car il fallait parcourir de vastes espaces pour trouver des lianes dispersées. L’essor de ce produit ne put donc se justifier que dans le cadre d’une économie de pillage dans laquelle le coût de la main d’œuvre était négligé.
44 Lors du démembrement du Soudan français la Guinée a reçu les cercles (unités administratives coloniales) de Kouroussa, Siguiri, Kankan, Beyla et Kissidougou.
45 GOERG, O., op. cit., 1986, pp. 50-51
46 DAVID, P., “La carte postale guinéenne de 1900 à 1960, inventaire technique et culturel provisoire”, Notes Africaines, n. 189, 1986, p. 14.
47 Sur la fondation de la ville de Conakry ver GOERG, O., “Conakry: un modèle de ville coloniale française? Règlements fonciers et urbanisme, de 1885 aux années 1920” in Cahiers d’études africaines, vol. 25, n. 99, 1985, pp. 309-335 et GOERG, O., op. cit., 1997, vol. I, Genèse des municipalités.
48 Selon Odile Goerg (op. cit., 1986, pp. 261-262), “à l’initiative de deux maisons de commerce, une voie Decauville relia le port au quartier commercial à partir de 1897. Cette voie de 0,5 m de large où circulaient des wagons poussés par des employés remplaça le portage ou l’utilisation de charrettes à bras nécessitant le travail de 5 à 6 hommes pour une charge de 100 à 200 kg. Elle fut améliorée et prise en charge par le gouvernement qui percevait un droit fixe de 1 franc par tonne; chaque maison de commerce fournissait ses propres véhicules et manœuvres. En 1902, elle s’étendait sur un total de 9,7 km et permettait l’approvisionnement des comptoirs; elle procurait en même temps des revenus appréciables à la commune de Conakry, puisqu’en 1908 et 1909, les droits perçus participaient pour 41% et 46% aux recettes.”
49 Cf. GOERG, O., op. cit., 1986, p. 258.